Polanski nous avait déjà démontré, avec Le Locataire, Répulsion et Carnage, qu’il maîtrisait parfaitement tous les ressorts du huit-clos. La Vénus à la Fourrure est une adaptation du roman érotique du même nom de Sacher-Masoch (on apprend d’ailleurs dans la pièce, si on ne le sait déjà, que le terme masochiste est dérivé de son nom) : cette comédie dramatique, sensuelle et donc masochiste est un concentré de dialogues mordants et de scènes de bravoure de la part de ses deux interprètes, Emmanuelle Seigner et Mathieu Amalric. Le tout est une œuvre singulière, complètement jubilatoire pour le spectateur, où l’on ne s’ennuie jamais et où l’on prend un malin plaisir à voir le pauvre Thomas se faire dominer par cette Vanda sortie de nulle part : nos penchants masochistes (je n’oserai dire sado) peuvent être assouvis, car notre position de spectateur nous permet d’avoir un regard de voyeuriste assumé qui jamais ne se sent coupable : finalement, nous sommes bel et bien au théâtre, nous avons payé l’entrée !
Dès les premières secondes du film, notre regard est embarqué par la caméra, à l’aide d’un plan subjectif qui nous fait traverser une allée, sous la pluie, pour finalement pousser les portes d’un théâtre où se joue une audition pour le rôle de Wanda dans la pièce de Thomas, La Vénus à la fourrure. Les portes sont poussées, nous pénétrons dans l’antre et découvrons le metteur en scène, à la fin de sa journée, seul, qui se lamente au téléphone auprès de sa moitié sur les candidates nullissimes qui se sont présentées. Dans une mise en scène absolument délicieuse, Vanda fait son entrée sur un coup de tonnerre qui nous révèle une jeune femme vulgaire, trempée de la tête au pied. Avoir le même nom que le personnage que l’on veut incarner, c’est étrange non ? Polanski brouille déjà les pistes : qui est-elle, d’où vient-elle, que cherche-t-elle ? Derrière son langage de jeune du XXIe siècle, parfois un peu surfait et qui sonne faux, Vanda se révèle être une jeune femme très cultivée qui connait parfaitement la pièce et ses dialogues. De ce point de vue là, l’évolution du personnage, sa métamorphose sont tout simplement spectaculaires et le spectateur ne voit pas les ficelles, ce qui participe à la force dramatique du film. Les tensions, qu’elles soient sexuelles ou dramatiques, s’accentuent à chaque acte et les coups de théâtre s’enchainent, jusqu’à atteindre leur climax, pas forcément attendu d’ailleurs, à la fin du film. Car ce huit-clos a priori pas très original est fait de petites surprises, de moments irrésistibles à se mettre sous la dent, qui satisfont notre besoin de rire et de s’amuser au théâtre.
Au théâtre oui, puisque nous assistons à une véritable représentation où les répétitions se transforment rapidement en jeu de scène entre Thomas et Vanda qui se donnent la réplique, s’affrontent verbalement et dans l’espace pour faire corps avec leurs personnages respectifs. La mise en abîme proposée ici est très pertinente et soulève de nombreuses questions sur le jeu des acteurs, sur le théâtre et le cinéma en général et sur la part de réalité en fiction. Vanda semble se confondre avec la Wanda de la pièce et veut faire dire à Thomas que le personnage de Séverin, sadomasochiste, n’est autre que lui. La performance des acteurs (je parle ici de Mathieu Amalric et d’Emmanuelle Seigner) est à noter car passer d’un jeu pour le cinéma à un jeu de théâtre en un quart de seconde n’est pas si simple, et on s’y croirait vraiment. Plus le film avance, moins il est facile de faire la part des choses entre texte de théâtre et réalité car Vanda et Thomas règlent leur compte, s’expliquent à travers les personnages qu’ils incarnent sur la scène. Nous avons donc quatre personnages : Thomas et Vanda qui sont les personnages de cinéma et Séverin et Wanda qui sont les personnages de théâtre et nous nous rendons compte que la frontière est mince. Ils sont tous très difficiles à cerner, leurs personnalités complexes sont décortiquées, non pas par Polanski, mais par Mathieu Amalric et Emmanuelle Seigner eux-mêmes qui tentent de comprendre leurs quatre personnages, ce qui se solde par une critique des faux-semblants et des jugements trop hâtifs sur les personnages et les individus en général : Thomas va d’ailleurs le payer cher… D’ailleurs, où est Polanski dans cette partie de jambes en l’air ? Où est le vrai metteur en scène ? En vérité, je crois qu’il nous accompagne en tant que spectateur, nous tient par la main les deux premières minutes pour nous conduire jusqu’au théâtre, et puis qu’il disparait pour nous laisser avec ses deux interprètes, car ce sont eux qui mènent la danse et le film dépend de leurs attitudes, de leurs gestes, de leurs déplacements et de leurs humeurs, ils mettent tout en scène : Thomas mime un café qu’il remue, et bien nous entendons les bruits de la cuillère tapant sur les rebords de la tasse. Ils créent une ambiance particulière, installent le décor et la musique d’Alexandre Desplat, les plans, les mouvements caméra, la lumière s’adaptent à l’évolution de leur jeu et de leur relation. Car c’est bien cette relation homme/femme, metteur en scène/actrice qui est au cœur du film : cette guerre des sexes qui se joue devant nos yeux n’a rien d’anodin et le texte de la pièce n’est qu’un prétexte : les deux acteurs évoluent, se dévoilent avec honnêteté ou pas, se cherchent, se provoquent et se travestissent jusqu’à inverser les rôles : le bourreau se jouant de la belle devient esclave et l’esclave se jouant de l’érudit devient bourreau. Aphrodite a encore frappé…
Article initialement paru sur Conso-Mag.